La quête contemporaine du bonheur à la lumière des béatitudes
Intervention du pasteur Leila Hamrat :
Le bonheur est paraît-il la chose la mieux partagée.
« Tous les hommes recherchent d’être heureux… c’est le motif de tous les hommes jusqu’à ceux qui vont se pendre » n’hésite pas à écrire Pascal pour décrire cette quête universelle de bonheur.
Quel est, en l’homme, le motif, la source d’où jaillit ce désir d’être heureux ?
Je suis heureux parce que c’est bon pour la santé ! disait Voltaire.
Le bonheur participerait ainsi d’une diététique de l’existence.
Il y a, pourrait-on dire, une vertu du bonheur qui tient à son utilité pratique : on vit mal dans le malheur et la tristesse.
Mais la vertu du bonheur pratiquée à l’excès est en passe de devenir un véritable cauchemar ?
Aujourd’hui, il faut être heureux non pour être bien. Mais il faut être happy clappy en permanence pour ne pas se sentir marginalisé.
Il faut avoir l’air de bien aller, afin que tout aille bien
Le bonheur n’est plus une aspiration, un art de vivre mais il est devenu un dogme, un catéchisme collectif. Il faut être heureux à tout prix et à n’importe quel prix !
Le bonheur comme impératif catégorique.
Le 1er commandement d’une morale individualiste avec pour clercs : les experts en développement personnel !
Nous sommes de plein pied dans le monde utopique décrit par Georges Orwell.
Monde du bonheur obligé où des caméras surveillent en permanence qu’on paraît bien heureux. Quand tel n’est pas le cas, une voix se charge de rappeler le déviant à l’ordre.
Avant d’opter pour 1984, le titre de ce roman d’anticipation proposé par l’auteur était : Le dernier Homme en Europe !
Pascal Bruckner, Jean Claude Guillebaud ou encore Philippe Muray ont brillamment décrit, analysé et critiqué cette idéologie du bonheur à tout prix qui pousse à tout évaluer sous l’angle de la jouissance, du bien-être immédiat, de la fête.
La logique politique, économique et technologique a – tout au moins sous nos latitudes européennes – favorisé une démocratisation du bonheur.
L’homme ou la femme que nous sommes sont-ils pour autant heureux ?
Comment répondre à cette question ? Et le peut-on vraiment ?
Si l’aspiration au bonheur est universelle, rien n’est moins subjectif que la définition même du bonheur.
Pour Aristote, le bonheur est un concept très disputé.
Pour les pauvres, il sera la richesse. Pour les malades, la santé. Pour d’autres la notoriété, l’honneur…
On peut être heureux dans des situations où d’autres ne le seraient pas.
L’homme contemporain a les moyens de ne pas être malheureux.
Est-il heureux ? Rien n’est moins sûr.
Derrière la façade de la consommation et de l’hédonisme, beaucoup de tristesse, de névrose, de vide.
Rappelons quelques réalités.
Le suicide est la 1ère cause de mort violente en Europe.
La consommation de psychotropes – les pilules du bonheur – ne cesse d’augmenter. Français, sommes-nous les plus déprimés ? Nous en absorbons deux à quatre fois plus que nos voisins européens !
Peut-être confondons-nous ce qui peut aider à être heureux avec le bonheur ?
Or ce qui peut aider à être heureux n’est pas le bonheur.
Lorsqu’on dit de quelqu’un : il a tout pour être heureux ! On ajoute généralement : mais il ne l’est pas !
Le bonheur, après lequel nous courrons comme des inconsolables, reste au centre d’une interrogation fondamentale sur le sens de nos vies.
On peut d’ailleurs se demander si la quête du bonheur à tout prix de nos sociétés- d’après-la-religion n’est pas la forme moderne de la recherche du salut ?
Le paradis terrestre où je suis, pour reprendre la formule de Voltaire. C’est-à-dire le bonheur ici et maintenant.
S’étourdir, se divertir et s’entourer pour oublier que l’on va mourir et qu’on mourra forcément seul !
Contrairement à l’aphorisme de Saint Just, le bonheur n’a jamais été une idée neuve en Europe.
Toute la morale antique s’applique à développer une sagesse visant au bonheur de l’homme (Aristote, Epicure…).
Le christianisme n’est pas en reste. Il y a ce texte magnifique avec ses promesses répétées de bonheur : les Béatitudes, placées dans la bouche de Jésus comme une réponse à la question du bonheur.
Les Béatitudes qui n’ont sûrement pas été prononcées d’un seul tenant ouvrent « le Sermon sur la Montagne », ce discours-programme de la vie chrétienne.
C’est le 1er discours et le plus important. L’évangéliste y a rassemblé l’enseignement de Jésus sur les conditions d’accès au royaume des cieux.
Je lis le texte des Béatitudes (12 premiers versets du chapitre 5 de l’évangile de Matthieu) dans la version « La Nouvelle Bible Segond »
Voyant les foules, il monta sur la montagne, il s’assit et ses disciples vinrent à lui. Puis il prit la parole et se mit à les instruire :
Heureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux est à eux
Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés
Heureux ceux qui sont doux car ils hériteront la terre
Heureux ceux qui ont faim et soif de justice car ils seront rassasiés
Heureux ceux qui sont compatissants car ils obtiendront compassion
Heureux ceux qui ont le cœur pur car ils verront Dieu
Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu
Heureux ceux qui sont persécutés à cause de la justice car le royaume des cieux est à eux
Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répande faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.
Réjouissez-vous et soyez transportés d’allégresse parce que votre récompense est grande dans les cieux ; car c’est ainsi qu’on a persécuté les prophètes qui vous ont précédés.
Ainsi les Béatitudes sont tout un programme.
Un programme qui veut nous montrer le chemin vers le bonheur.
Un programme qui annonce un avenir prometteur.
1er constat positif : les Béatitudes reconnaissent d’emblée le désir du bonheur déposé en chaque être humain, comme élan 1er.
Dieu a en vue le bonheur et la joie. Heureux revient à 9 reprises. Puis il est question de se réjouir, d’être transporté d’allégresse.
Heureux, c’est d’ailleurs par ce mot que s’ouvre le livre des Psaumes
La racine hébraïque (achré) d’où viendrait le mot heureux correspond à l’idée de pas, de marche, de déplacement.
Qui sont ceux qui se mettent en marche vers le véritable bonheur ?
Les pauvres, les affligés, les doux, les affamés, les persécutés…
Bref, tous ceux que l’opinion commune range d’ordinaire parmi les malheureux.
Quelles sont les pratiques qui procurent de la joie ?
La miséricorde, la droiture du cœur, les œuvres de paix, l’endurance aux persécutions…
Autant le dire, nous sommes là face à une proclamation qui joue la provocation.
L’éloge d’un bonheur à la fois démuni et tourné vers autrui est contraire au bonheur-hédonisme qui lui, tourne radicalement le dos à l’idéal de vertu et d’altruisme.
L’éloge d’un bonheur qui met en tension permanente le présent et le futur, le monde tangible et le royaume des cieux s’accorde mal avec notre rapport au temps et au réel dominé par le tout et tout de suite.
Le temps manque pour examiner dans le détail chacune des Béatitudes. Pour mener à bien ce projet, il faudrait les faire entrer en résonance avec de nombreux autres textes de l’Ecriture.
Je me contenterai de faire 2 ou 3 observations.
Ce qui est commun à ces 9 Béatitudes c’est leur résistance au sens commun.
Qui croit spontanément que la pauvreté puisse nous rendre heureux ?
Qui croit que la terre puisse appartenir aux doux ?
Qui croit faire reculer le malheur du monde grâce à son action ?
La 1ère Béatitude nous livre la clef de compréhension des 8 autres.
Heureux les pauvres en esprit car le royaume des cieux est à eux
Il est fréquemment question des pauvres dans la Bible, notamment dans les psaumes.
C’est une des tâches du Messie de défendre les droits des humbles (Esaïe 11.4).
Les pauvres ne désignent pas seulement la catégorie des pauvres au plan économique.
L’anaw c’est celui qui accepte sa condition comme une condition de manque.
Les doux, les humbles, les compatissants, les artisans de paix, les pauvres en esprit font partie de ce peuple de pauvres, de petits, d’anawims.
Au-delà ou plus exactement en-deçà de toute considération matérielle, le pauvre c’est celui qui est conscient de sa pauvreté originelle, de son manque à être, de ses défaillances, de ses pertes et de ses deuils, et donc de sa dépendance à l’égard de Dieu.
Cette dépendance à Dieu permet de ne pas être attaché « religieusement » aux biens matériels, au pouvoir, aux fonctions.
Le pauvre c’est celui qui accepte de ne pas voir tous ses besoins comblés. Celui qui relativise ce qu’il a à sa disposition.
Cette pauvreté-dépendance nous fait découvrir une richesse imprenable, inaliénable : la liberté intérieure.
Est souverainement libre celui qui ne convoite rien.
Et en même temps, cette pauvreté-dépendance nous met à l’abri : si notre trésor est en Dieu, personne ne pourra nous le ravir.
En faisant allusion au lien avec la personne du Christ, la 9ème Béatitude éclaire le fondement et l’orientation du bonheur.
Heureux êtes-vous lorsqu’on vous insulte, qu’on vous persécute et qu’on répande faussement sur vous toutes sortes de méchancetés, à cause de moi.
N’oublions pas, celui qui prononce les Béatitudes et auquel nous sommes liés n’est pas un homme de pouvoir, d’influence ou de réseaux mais un jeune homme aux mains vides, appuyé sur Dieu.
Les Béatitudes lui ressemblent.
Elles tracent une voie d’accès au bonheur tout à fait singulière et paradoxale.
A notre appétit de richesse elles opposent la pauvreté, à notre agressivité, la douceur, à notre soif de jouissances, la patience et l’amour de la justice, à notre dureté, la miséricorde, à notre inclination au mal, la pureté de cœur…
Parce que nous avons remis notre cause entre les mains de Dieu, alors :
- Le bonheur cesse d’être absence de malheur pour devenir transfiguration du malheur.
- Le bonheur cesse d’être ce qui se conquiert pour devenir ce qui se reçoit
- Le bonheur ne réside plus seulement dans le fait d’être heureux dans le monde, mais dans le geste de rendre le monde heureux
- Le bonheur n’est pas dans l’accumulation des plaisirs dans la vie, mais dans un plaisir de vivre
- Enfin le bonheur des béatitudes se nourrit de promesses de bonheur.
Poser le bonheur comme quelque chose qui est en avant de nous – dans le royaume des cieux– protège contre les illusions terrestres. On ne peut demander à la vie ce qu’elle ne peut nous donner.
C’est une manière implicite de reconnaître que ce n’est qu’en Dieu et en lui seul que tout sera accompli.
Les Béatitudes n’est pas une anthropologie (une sagesse humaine) mais une théologie. Le bonheur en marche se cueille comme un fruit de la filiation.
Pasteur Leila Hamrat, Paris le 15 Mai 2009