L’intervention d’Andréa Riccardi – 16 mai 2009
Nous sommes dans une saison de crise économique et l’avenir ne semble pas garanti par une expansion sans limites. Nous avons devant nous des grandes questions. C’est le monde qui les pose et elles nous obligent à regarder au-delà de nous: comment renouveler la vie de l’Europe, avancer dans l’unité, être dans le monde une présence humaine et évangélique, comment faire face aux pauvretés de toujours et aux nouvelles … et ensuite : comment sera le monde de demain (certes ce sera un monde moins européen et moins dominé par l’Europe) ? En revanche, souvent on se limite à regarder à notre pays ou à notre communauté. Chaque communauté a ses problèmes, bien évidemment. Nous pouvons regarder seulement à notre mouvement ou à la réalité ecclésiale dans laquelle nous vivons. Mais cela ne suffit pas. Les défis d’aujourd’hui s’inscrivent dans des horizons plus vastes.
Le monde globalisé demande un regard élargi. Cela ne signifie pas un regard aplati sur les modèles de la culture globalisée. Il y a besoin d’un regard chrétien, audacieux comme celui des premières générations chrétiennes, capable de sortir du particularisme qui signifie peur du monde et méfiance en la force de l’Évangile. Cela est nécessaire non seulement pour agir et pour comprendre, mais aussi pour faire en sorte que notre prière soit intercession pour ce monde.
Jésus, près du puits de Jacob, en terre de samaritains, dit aux disciples pris par leurs petites discussions: « Levez les yeux et regardez les champs, ils sont blancs pour la moisson » (Jean 4,35).
Je voudrais essayer de lever les yeux et de regarder les champs du monde. J’aimerais le faire, conscient des limites de mon expérience, comme un chrétien européen, un historien, un voyageur de l’histoire du monde, amené à connaître, surtout à travers l’expérience de la Communauté de Sant’Egidio, bien des terres de pauvreté. En faisant la comparaison avec d’autres parties du monde, l’Europe riche en ressources saute aux yeux. Peu de parties du monde possèdent autant de ressources comme l’Europe. Mais il y en a une que je voudrais souligner: l’héritage précieux de soixante ans de paix. Au Vingtième siècle, seulement 20 ans étaient passés entre les deux guerres mondiales. La guerre revint en 1939. Moi, italien né en 1950 – comme ça j’avoue aussi mon âge -, dans ma vie je n’ai jamais connu de guerre dans ma terre. Pas comme l’histoire de mes parents ou de mes grands-parents qui eux, en revanche, ont eu leur vie marquée par une ou deux guerres. C’est le grand don de la paix.
Après le gouffre de la deuxième guerre mondiale, les Européens ont finalement compris combien se battre était stupide. Que d’années volées à des femmes, des enfants, des hommes, par des guerres bêtes, par des violences inouïes, par des massacres! Après l’abîme de la deuxième guerre mondiale, les Européens ont compris une vérité simple: jamais plus les uns contre les autres et toujours plus les uns avec les autres! Voilà comment est né le processus d’unification européenne, malgré les incertitudes et les réticences. L’unification européenne commence par l’horreur de la guerre: il naît à Auschwitz, où se voit l’abîme de la Shoah. Plus jamais ça!
L’année 1989 a effacé l’héritage des divisions de 1945 qui, comme disait Jean-Paul II, signifiait qu’à l’Est la paix n’était pas encore arrivée. La libération du communisme s’est faite par une force pacifique, non armée qui faisait face à des régimes fondés sur la violence et le mensonge. Malheureusement des guerres ont éclaté en ex Yougoslavie. Mais aujourd’hui, dans notre continent, la paix règne ainsi qu’un bien-être généralisé (très développé dans certains pays, avec des couches de pauvreté plus ou moins étendues). La paix et le bien-être…La paix européenne peut sembler normale aux jeunes, mais c’est un fait extraordinaire dans notre histoire séculaire, même millénaire. C’est une bénédiction de Dieu et un don saint!
Que faire de cet héritage de paix?
Se profile la tentation de le dissiper, comme pour les héritages de familles riches qui oublient les temps durs: oui, la tentation de le dissiper par une renaissante passion nationaliste et localiste. Entre autres –je l’affirme froidement- cela est une position anti-historique: la plupart des pays européens, petits ou moyens, ne peuvent affronter seuls les grands défis du monde, la relation avec les économies et les civilisations des grands pays asiatiques comme la Chine et l’Inde. Les passions nationalistes rendent aveugles sur la réalité. Aujourd’hui elles s’inspirent moins de la volonté de dominer les autres, que du désir de ne vivre que pour soi.
D’une autre manière on dissipe la paix, héritage de tant de douleurs et peines du Vingtième siècle : une Europe forteresse qui lève des murs à la frontière contre le reste du monde trop grand, qui nous effraye. L’émigration frappe aux frontières : et nous ?
Toutefois si on érige des murs pour se défendre, les démons du Vingtième siècle reprendront le dessus, les démons des luttes fratricides. Les murs surgissent de la peur d’un monde devenu trop grand, avec trop de protagonistes, dynamiques et forts. Notre histoire européenne n’a pas été celle d’une forteresse mais celle de l’extraversion de notre continent, qui s’est uni au monde asiatique, à l’Afrique et au Moyen Orient à partir de la Méditerranée, qui s’est penché sur les horizons atlantiques. Une histoire de conquêtes avec l’impérialisme et le colonialisme et leurs conséquences négatives; mais aussi une histoire missionnaire.
L’Europe ne peut pas devenir une île protégée comme une forteresse. Nous les Européens nous sommes tentés de nous retirer de l’histoire, peut-être en disant de ne pas vouloir commettre le mal comme dans le passé. Benoît XVI a parlé d’une Europe qui voudrait « se congédier de l’histoire ». Nous ne sommes plus ce que nous étions. Nous assistons à un déclin: les projections démographiques le prouvent. Les chrétiens européens en 2025 seront moins nombreux, dans leur ensemble, que les chrétiens africains ou latino-américains. En outre il y a un vide de visions sur l’avenir. La politique est souvent réduite au réalisme du gouvernement financier. Le futur viendrait du marché-providence. Mais la crise économique actuelle nous montre à quel point cela n’est pas toujours vrai.
Au cours de ces dernières décennies l’Europe a vu les idées politiques et sociales s’épuiser: l’utopie, l’idéologie marxiste, l’idée de changer la société…Tous sont devenus plus circonspects et prudents en pensant au futur. Plus circonspects et finalement effrayé par l’avenir.
Il y a trente ans, Jean-Paul II élu pape, dit avec une force prophétique : «N’ayez pas peur». Il répéta avec une nouvelle conviction l’ancienne invitation pascale. Nous sommes en train de vivre le temps après Paques et les Paques de notre vie et de notre histoire ne dont jamais égales l’une à l’autre. Chacune parle à un temps bien défini.
«N’ayez pas peur» revient dans toute la Bible, parce que la peur pétrit une grande partie de l’histoire de l’homme et des peuples. Renoncer à agir dans le vaste monde et ériger des murs ne fait fuir la peur. La drogue nationaliste de l’orgueil de notre civilisation ne la dissipe pas non plus. Ce n’est pas en identifiant des ennemis à l’horizon que l’on trouve le courage d’être soi-même: un choix souvent simpliste, qui transforme le christianisme en une bannière contre d’éventuels ennemis. L’agressivité ne chasse pas la peur. Cependant c’est la tentation même des jeunes générations chrétiennes, dépaysées et sans points de référence.
Nous Européens ne sommes pas aujourd’hui ce que nous fûmes, mais ce n’est pas une raison pour céder à l’emprise de passions trompeuses ou pour nous dérober à l’histoire. Nous ne sommes pas ce que nous fûmes, mais que serons-nous ?
Nous deviendrons ce que nous, femmes et hommes, serons capables de vivre et de communiquer. L’Europe est incertaine et épouvantée: riche de paix et de bien-être. Et nous les Chrétiens européens? Comment nous orienter? Une lampe sur nos pas est la Parole du Seigneur: écouter la Parole nous indique un chemin. Jésus dit aux femmes au tombeau : «Ne craignez point, vous: je sais bien que vous cherchez Jésus, le Crucifié» (Mt 28,6). C’est les paroles résonnées à la Pâque. Qui cherche Jésus le crucifié, s’affranchit de la peur. C’est l’histoire de beaucoup de chrétiens de notre continent.
C’est l’histoire des nouveaux martyrs du Vingtième siècle: nombreux en Russie (une mémoire qui inspire le respect à l’égard des Chrétiens russes), à l’Est (je pense à l’Albanie qui a tant souffert), en Espagne pendant la guerre civile avec beaucoup de tués en haine au christianisme, sous le nazisme, dans la mission qui amena hommes et femmes hors de l’Europe pour communiquer l’Evangile et chercher Jésus crucifié auprès des douleurs de tant de peuples et de pauvres.
La recherche de Jésus le crucifié leur a donné, à eux qui étaient des gens ordinaires comme nous le sommes, une force humble face à des pouvoirs dominants: une force faible et humble. L’Europe, au Vingtième siècle, alors qu’elle était occupée à fonder des ordres nouveaux par la violence ou à bâtir des inquiétants paradis sur terre, a connu une saison de martyrs. Les martyrs du Vingtième siècle et du début du Vingt-unième, nous montrent ce qu’est la vie chrétienne: la force désarmée de la foi et de l’amour.
La recherche de Jésus le crucifié, vécue par les Chrétiens, peut inquiéter la culture de la peur, la dissipation de la paix, du bien-être, de la liberté qui tentent notre continent. Martin Buber, un grand savant juif, affirmait avec sagesse :
«Commencer par soi même: c’est la seule chose qui compte… Le point d’appui d’Archimède à partir duquel je peux aussi soulever le monde c’est la transformation de moi-même».
L’homme spirituel commence par soi-même mais ne renonce pas à soulever le monde. Le chemin de la conversion. Soulever le monde commence par le cœur. Soulever le monde du mal, de la misère qui existe encore dans l’Europe riche où le mot «justice» a été oublié, de celle qui règne dans le Sud du monde, de la violence diffuse, de la guerre…Soulever le monde d’un profond aveuglement.
Des hommes et des femmes spirituels ne renoncent pas à soulever le monde. Le providentialisme économique ne suffit pas à nous tracer un avenir. Nous en avons assez des idéologies, ni sera suffisant un christianisme réduit à idéologie. On a besoin d’une vie débordante de foi et d’amour dans cette Europe pauvre de visions pour l’avenir. L’apôtre Paul témoigne aux Corinthiens la pierre d’angle de la vie chrétienne: «Car l’amour du Christ nous presse, à la pensée que, si un seul est mort pour tous, alors tous sont morts. Et il est mort pour tous, afin que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour eux» (2 Cor 5,14-15).
Ce que nous proposons, tout particulièrement à l’Europe, c’est de ne plus vivre pour soi-même. La Parole de Dieu offre la pensée qui nous inquiète et qui inquiète la culture européenne: que les vivants ne vivent plus pour eux-mêmes, mais pour celui qui est mort et ressuscité pour nous! Ne faut-il pas proposer ce message après la Pâque?
Les Chrétiens doivent se libérer de la peur et de l’avarice insatiable (quelles qu’en soient les raisons) qui nous poussent à vivre pour nous-mêmes, impuissants, renfermés, aux prises avec nos petites disputes familiales, jouissant d’un présent riche en bien-être et en paix, sans nous soucier de ceux qui, hors de l’Europe, n’on pas de paix ni une vie digne. Sans nourrir une vision pour l’avenir. Sans inquiéter une culture riche et rassasiée. Saurons-nous mettre en crise la culture et le comportement de pays et de communautés qui ne vivent que pour soi? Saurons-nous être attrayants, avec la joie d’être finalement des hommes et des femmes véritables?
Nous nous regardons dans les yeux et nous nous sentons faibles ; parfois trop peu nombreux. Toutefois le grand maître juif Hillel disait: «s’il t’arrive de te retrouver dans un milieu dépourvu d’hommes, efforce-toi d’être un homme !». Efforce-toi d’être un homme, d’être humain! Je pense que nos communautés, même petites, ont une mission importante (je le dis à la manière un peu machiste): s’efforcer d’être hommes dans un monde où l’humanité souvent s’est éreintée, parce que on ne vit que pour soi.
Que veut dire aider l’Europe à ne pas vivre pour elle-même? C’est avoir la capacité de vaincre la tentation nationaliste, la concentration sur soi et sur sa particularité. Qui sont les autres pour qui l’Europe pourrait-elle vivre?
En 1968, dans ses dialogues avec le patriarche Athënagoras, Olivier Clément, un des grands Chrétiens européens de notre temps récemment disparu – un européen qui avait fait en soi la synthèse des traditions orientale et occidentale- , observait déjà les débuts d’un processus de mondialisation: «d’une part… l’avènement de l’homme planétaire, dans une histoire qui devient mondiale: de l’autre… chaque peuple s’accroche à son originalité…». Et le patriarche, père de l’œcuménisme du Vingtième siècle, lui répondait : «Nous chrétiens devons nous situer à la jonction de ces deux mouvements, pour tenter de les harmoniser… Églises sœurs, peuples frères : tels devraient être notre exemple et notre message».
Ne pas vivre pour soi-même, c’est se situer à la jonction et trouver le point d’équilibre pacifique entre l’unification globalisante et le particularisme grandissant. Cela rappelle aux États européens qu’ils ne peuvent pas vivre de leur seul avenir national: il y a un processus d’unification à mener. Aujourd’hui, on craint de perdre quelque chose; mais demain, les États européens se perdront s’ils restent seuls. Or, l’unification européenne n’est pas une bureaucratie ou une construction sans âme, sans passion.
Des chrétiens davantage frères (c’est l’œcuménisme) doivent être l’âme de peuples européens plus unis. Il y a tant de sceptiques de l’œcuménisme. Et cela pour différentes raisons. Mais l’unité des chrétiens est un commandement du Seigneur. Qui renoncerait au commandement de l’amour sous prétexte que les hommes aujourd’hui se haïssent encore? Nous avons besoin les uns des autres. L’œcuménisme est échange de dons. Comme chrétien occidental, je peux dire combien nous avons reçu de la diffusion de l’icône en Occident, combien nous pouvons recevoir de la liturgie et de la spiritualité de l’Orient.
Il y a un lien profond, mystérieux, de la paix et de l’unité des chrétiens avec la paix du monde et son unité. Mais aussi des mouvements et des communautés différentes, avec des charismes différents, ont la responsabilité d’être ensemble pour l’Europe, pour que l’Europa soit une.
En voyageant dans le monde, en Orient comme dans le Sud pauvre, je perçois une demande vers l’Europe. N’est-ce pas un appel? Le monde regarde à l’Europe avec attention même si son pouvoir n’est plus celui d’hier.
Par deux fois, au cours du Vingtième siècle, la guerre européenne a contaminé le monde et est devenue mondiale. La paix européenne peut être contagieuse dans le monde. Aujourd’hui, dans la mentalité courante, la guerre est réhabilitée comme outil pour résoudre les problèmes. Elle est acceptée comme la compagne naturelle de l’histoire. Un petit nombre de personnes –voyez le cas du terrorisme- peut mener une guerre et faire souffrir beaucoup de monde. La violence, avec la diffusion massive d’armes, est souvent la compagne de la vie, dans un monde qui, pour la première fois dans l’histoire en 2007, a vu la population urbaine dépasser celle des campagnes. Or, la guerre et la violence sont l’expression du mal!
Les chrétiens européens ont une responsabilité de paix dans le monde. C’est une mission possible en raison des ressources de notre continent. On peut vaincre les démons de la guerre. Les chrétiens ont une force de paix. Je le dis en partant de l’expérience de la Communauté de Sant’Egidio en Afrique (par exemple la réalisation de la paix au Mozambique, après une guerre qui a fait un million de morts). Aujourd’hui tous peuvent travailler pour la paix, pas seulement les grands États. L’Europe qui, avec ses conflits, est à l’origine de deux guerres mondiales, ne devrait-elle pas être à l’origine de la paix dans le monde? C’est à nous chrétiens de le demander à nos gouvernements. Il nous revient de découvrir notre pouvoir de libérer les peuples du mal de la guerre. C’est une terrible maladie qui peut être guérie.
Qui sont les autres pour l’Europe? Une Europe qui ne vit pas pour elle-même ne peut pas oublier l’Afrique. Aujourd’hui l’Afrique est terre de douleurs, de maladies et de violence, mais elle est aussi terre de nouveaux expansionnismes comme l’expansionnisme chinois avec sa proposition de capitalisme et d’autoritarisme. De grands Européens ont montré que l’Europe et l’Afrique ont un destin commun: je pense à Albert Schweitzer, théologien, exégète mais aussi médecin, qui consacra une grande patrie de sa vie aux malades africains. Aujourd’hui, les trente millions de séropositifs au VIH/SIDA nous inquiètent. Une grande partie d’entre eux ne peut pas être soignée à cause du prix élevé des médicaments, alors que désormais le SIDA se soigne dans toute l’Europe.
Cela fait preuve d’une indifférence honteuse de la part de l’Europe, qui fait bonne chère alors que Lazare meurt à sa porte. Il meurt malade. Il meurt de faim et de manque d’eau. Dans notre monde, un milliard de personnes n’ont pas accès à l’eau potable et cette situation entraîne tous les ans la mort de 1.800.000 enfants suite à des maladies intestinales.
La justice ne peut être absente de notre prophétie. C’est un mot qui a perdu, après tant d’utilisations et de outrances politiques, son écho profondément biblique. Mais Jésus en parle dans les Béatitudes, en portant son regard d’amour vers ceux qui en sont assoiffés. La justice doit inquiéter les politiques économiques de nos pays, où il y a trop de pauvres. Dans nos pays on parle de se défendre des pauvres plutôt que défendre les pauvres!
La justice doit inquiéter les relations économiques entre nous et avec le monde, avec l’Afrique. Oui, l’Afrique doit être pensée en même temps que l’Europe, parce qu’elle est un banc d’essai de la moralité de la politique internationale. Un grand chrétien africain de culture française, le président Senghor, après la deuxième guerre mondiale lança un rêve: l’Eurafrique. Une Europe qui lie ses destins à l’Afrique sur un pied d’égalité. C’est un rêve humain et chrétien qui indique aux européens le chemin de comment ne plus vivre pour soi.
Un des fondateurs de l’Europe, le français Robert Schuman, nous a laissé un petit livre, Pour l’Europe, presque son testament spirituel. Schuman voyait un rôle pour l’Europe dans le monde: «L’Europe unie préfigure la solidarité universelle». L’Europe possède les ressources humaines et spirituelles pour inspirer dans le monde une culture qui mette la personne au centre.
Un grand pape, Paul VI, écrivait: «C’est un humanisme planétaire qu’il faut promouvoir». Et il observait: «Notre monde est malade. Son mal réside moins dans la dilapidation des ressources ou dans leur accaparement de la part de quelques-uns, que dans le manque de fraternité entre les hommes et entre les peuples».
L’Europe –c’est notre instinct de croyants- peut retrouver sa place dans le monde en travaillant pour un humanisme planétaire. C’est pourquoi nous devons être audacieux, mais surtout croyants et frères. Le christianisme occidental a une histoire d’amour pour le Sud du monde qu’il lui faut réanimer. Le christianisme oriental – je pense au christianisme russe jusqu’au cœur de l’Asie- a une histoire vers l’Est et le Moyen Orient. Les communautés chrétiennes, selon leur histoire, peuvent s’engager avec audace à faire renaître la fraternité entre les peuples en Europe et bien au-delà. L’Europe n’a-t-elle pas aujourd’hui la possibilité d’être un agent de fraternité entre les peuples? Les Chrétiens européens n’ont-ils pas la responsabilité de parcourir cette voie?
De la vie de femmes et d’hommes spirituels en Europe peuvent jaillir: un humanisme planétaire, des initiatives de paix et de solidarité, une méditation savante sur le monde, capable de le regarder comme la maison commune des peuples et des hommes.
Concrètement s’isoler du monde ne signifie rien. Du reste, les changements climatiques (dont tous perçoivent désormais les effets) montrent combien la terre est une maison commune. Cela confirme également le drame du prélèvement annuel de ressources naturelles dont le volume dépasse du 25%, encore aujourd’hui, la capacité de régénération de la terre. De plus en plus le destin des peuples les lie entre eux, comme dans une maison commune: ce fut la perception profonde de la vision des pères.
Dès 1989 le patriarcat œcuménique a voulu que le 1° septembre, début de l’année liturgique, devienne aussi la fête de la création, où les chrétiens évoquent la création qui souffre les douleurs de l’enfantement. Ce 1° septembre marque également le début de la seconde guerre mondiale, lorsqu’en 1939 la Pologne fut envahie par l’armée nazie et l’Europe tomba dans l’abîme. Portons donc les douleurs de la création et de la guerre, mère de tant de douleurs et de tant de pauvretés, dans la prière et dans la liturgie.
D’une Église qui écoute la Parole de Dieu, qui prie, qui reconstruit l’unité brisée, naît un nouveau regard sur le monde, un sentiment d’amour responsable qui devient mission et ne plus vivre pour soi-même. Un humanisme naît qui peut devenir planétaire. L’Europe d’aujourd’hui n’est plus celle d’autrefois; mais elle peut être meilleure que celle qu’elle fut, pour elle-même et pour les autres.
Nous posons alors la question, en nous regardant dans les yeux : que pouvons-nous faire? Devons-nous exécuter un type d’action qui sorte de nos charismes et de nos différentes histoires?
Notre existence a déjà un sens. Le fait de nous retrouver ensemble affirme notre volonté de vivre une communion plus forte. Et aussi notre volonté de la vivre sur l’horizon européen. Nos communautés parlent au cœur des hommes et des femmes de notre temps. Il y a une crise spirituelle de l’Européen de nos jours. A’ force de vivre pour soi-même il devient fatigué et désorienté. En vivant pour soi il oublie que l’homme et la femme sont fait pour la famille et la fraternité: il n’est pas bon que l’homme soit seul.
Il faut –comme écrit Olivier Clément- «convoquer le spirituel au cœur de la culture européenne»: «si nous ne voulons pas retourner à l’homme des cavernes –a-t-il écrit- nous devons découvrir l’homme intérieur dans les cavernes de l’homme». Oui, nous devons faire rejaillir la dimension spirituelle de l’homme dans sa rencontre avec l’Evangile de Jésus, le seul qui a des paroles de vie. C’est ainsi que nous allons inquiéter une culture aplatie, marquée par un soi-disant réalisme, fabriquée sur la base d’une vision matérialiste, toute marché.
On peut soulever le monde, c’est-à-dire les hommes et les peuples, de l’esclavage de la guerre et de la pauvreté, de la prison d’une vie vécue pour soi-même, en ouvrant notre cœur à l’Évangile, en nous unissant à la prière de l’Église, en regardant nos frères avec amour.
Saint Séraphin de Sarov enseignait avec beaucoup de sagesse: «acquiers la paix en toi-même et des milliers autour de toi trouveront le salut». N’est-ce pas ce qui arrive pour nos communautés? La voie du cœur libère un amour qui pacifie, guérit, fait ressusciter: un chrétien, un peuple de chrétiens, qui apprend par son Seigneur crucifié à ne pas vivre pour soi, devient attrayant et attire vers un chemin de la paix, c’est-à-dire à ne plus vivre pour soi-même, refermé, préoccupé seulement pour soi.
C’est pourquoi, chers amis, nous croyons qu’il n’est pas bon que l’homme soit seul, que la France, que l’Allemagne, que l’Italie …. soient seules, que l’Europe vive pour elle-même.
Andrea Riccardi