L’intervention du père Valentin Bratan
Pour mieux situer la contribution des églises à la contribution européenne et, en l’occurrence l’Eglise orthodoxe, il faut tenir compte de plusieurs constatations. Et la plus évidente est celle que cette construction se fait dans un monde sécularisé.
Dans ce monde sécularisé qui va durer, ne serait-ce que comme rempart contre l’assaut des fanatismes, on trouve bien des traces des origines grecques et bibliques de la chrétienté : le respect de l’autre, la liberté de l’esprit, le meilleur de la démocratie pluraliste, tout cela s’enracine dans la révélation biblique de la personne et la distinction faite par le Christ entre le royaume de Dieu et celui de César.
Comment alors, la foi chrétienne peut-elle rester présente dans la société sécularisée ? Comment la parole de l’Evangile peut-elle répandre ses lumières dans les cœurs des constructeurs de l’unité européenne, cette « cathédrale Europe », comme la nomme si joliment le patriarche œcuménique Bartholomé 1er (à Strasbourg le 21 avril 1994 dans sa méditation « prière pour l’Europe »).
D’abord en promouvant ce qui est gratuit, inassimilable. Dans un monde ou tout se vend, s’achète, s’échange, rien n’a vraiment d’importance. C’est le règne du caprice, de la satiété, finalement d’une sorte d’indifférence gavée.
Le christianisme, s’il est authentique, doit mettre l’homme devant ce qui ne sert à rien mais éclaire tout, une réalité secrète dans son évidence même, qu’on ne peut ni expliquer, ni acheter, mais seulement admirer, seulement contempler. Alors l’existence nous est rendue comme célébration, comme fête. Une parole, des images, des gestes atteignent l’homme non dans la ratiocination de la tête ou l’exaspération du sexe, mais dans son cœur profond qu’ils éveillent.
Nous, orthodoxes, nous voudrions dire une parole à l’homme d’Occident ; nous voudrions témoigner de cette spiritualité qui nous vient des pères de l’Eglise, des pères du désert, de notre liturgie, de la beauté lumineuse et paisible de nos chants et de nos icônes, qui nous vient aussi de cet éthos si particulier à travers lequel nous considérons l’existence.
La société séculière où nous construisons cette Europe ne nous est donc pas étrangère à nous les chrétiens. Mais nous devons tenter de la réorienter de l’intérieur. Il faut prendre ce mot « réorienter » dans tout son sens. Si l’Europe Orientale, en effet, doit faire d’une manière ou d’une autre, l’apprentissage de la laïcité, l’Europe Occidentale doit retrouver, en partie grâce au témoignage orthodoxe, son « Orient » intérieur. Il est impossible en effet d’affronter les problèmes sous leur seul aspect économique, social ou politique. Il faut également les considérer dans leur profondeur morale et religieuse. Dieu n’est pas l’ennemi ou le concurrent de l’homme. En Christ nous découvrons que Dieu seul est humain. Là où ce Dieu est méconnu, l’être humain, lui non plus, ne peut être compris dans son intégralité.
Les Pays de l’Occident, qui sont à la base de cette Europe en construction et marqués par le latinisme chrétien, par les certitudes de Rome et par le questionnement inlassable de la réforme ; marqués aussi par la volonté de conscience critique et la liberté des lumières quand elles ne sont pas seulement révolte mais recherche, sens de l’hypothèse et du dialogue. Ces pays doivent accepter une autre Europe (mais Europe elle aussi), celle qui est née de l’hellénisme chrétien. Europe qui fut ensemencée de lumière et de beauté par un empire multinational, l’Empire romano-byzantin et par une fédération multinationale de monastères contemplatifs, la sainte montagne de l’Athos.
Enfin il faut également accueillir le témoignage de l’Europe de l’Est, si longtemps écrasée par un autre Empire « athéocratique » et totalitaire celui-là qui voulut détruire tout enracinement de l’homme dans le mystère, donc dans sa propre humanité.
Quant à la construction européenne cette « Cathédrale Europe » à l’édification de laquelle nous tous apportons notre pierre, faisons qu’elle s’enracine, à la fois dans le labeur quotidien des hommes et dans le haut élan de saints et des prophètes et des créateurs de vie, de justice et de beauté.